Cet endroit était sa malédiction et son plus grand réconfort, un fardeau qu'il ne partageait avec personne. Aussi, le mage y venait dans le plus grand secret, quand il était sûr de ne jamais rencontrer d'autres âmes, quand le dernier des visiteurs, le dernier des pèlerins, le dernier des adorateurs du dieu martyr, tombé au champ d'honneur, était parti depuis longtemps. Souvent, il fallait attendre la tombée de la nuit, mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, Kann contemplait l'astre solaire qui commençait à peine à disparaître, englouti par l'océan infini. Le Sanctuaire de Lug était la seule parade qu'il avait trouvé afin de ne pas divulguer ses sentiments. Il venait ici depuis si longtemps qu'il ne parvenait même plus à se souvenir quand l'idée lui était venue pour la première fois. Son calvaire était arrivé, d'un coup. Il avait senti son cœur s'emballer à la vue de la maîtresse des Eithairnels. Ses yeux ne pouvaient se détacher d'elle. Quand, l'espace d'un instant, elle avait tourné son divin regard vers lui, le mage avait immédiatement baissé les yeux. Ses joues s'étaient empourprées, pareil à un jouvenceau, son sang s'était mis à bouillir, il avait senti la magie palpiter au plus profond de lui comme jamais. Longtemps après qu'elle fut passé, aux côté des autres Sidhs, ses grands yeux bleus restaient gravés, indélébiles, dans son esprit. Le mage avait éprouvé le besoin de se retrouver seul, loin de tout et de tous, afin d'essayer de comprendre ce qu'il lui arrivait. Instinctivement, il le savait, seulement, il le refusait, c'était interdit, impensable. Kann avait fini par penser qu'il était devenu fou. Il avait enfoui ce sentiment inavouable au plus profond de lui même, et bientôt, il avait résolu de croiser la déesse le moins souvent possible, la fuyant comme la peste, allant même jusqu'à développer une antipathie et des sentiments négatifs à son encontre afin de se mentir à lui même, afin de guérir. L'humain avait rapidement dû abandonner cette stratégie car elle le rendait proprement malade sur le court terme, jusqu'à la nausée. C'était quelque chose d'incontrôlable, d'incompréhensible, de honteux.

Le mage avait alors résolu de se plonger avec ferveur dans l'étude des arcanes, il avait ainsi espéré oublier le visage d'Eithaine, il avait trouvé le plaisir dans les bras de nombre de femmes, il avait cherché à aimer, d'un sentiment sincère. D'une certaine façon, il y était parvenu. Mais jamais, aussi fort soit-il, cet amour n'était parvenu à éclipser celui du mage pour la Sidhe Primordiale. Les siècles passant, la situation était apparue clairement, rien n'y ferai. Alors l'humain avait trouvé refuge au cœur du Sanctuaire de Lug, parce qu'à mesure qu'il progressait dans les arts mystiques, il ressentait plus fortement, la magie, la présence, l'empreinte d'Eithaine en ce lieu. Oui, elle était ici, toujours. Kann fermait les yeux, il se concentrait, et dans son esprit, la silhouette grande, fine, et harmonieuse de la déesse apparaissait. Le mage soupirait, cet endroit lui procurait du réconfort, la joie lui faisait commander aux plantes de pousser, partout autour de la stèle funéraire, des plantes d'un type particulier, certes, grandes, fortes, robustes, géantes, carnassières, urticantes jusqu'à l'os ou empoisonnées. Le lierre n'était pas en reste, envahissant, colossal, étouffant, partant à l'assaut même du sanctuaire, le recouvrant, lui offrant une protection naturelle, pourvu d'une infinie délicatesse que l'on aurait pas soupçonné chez cette liane géante. Le liseron aussi était de la partie, avec son parfum entêtant et mortel. Mais ici, cette végétation magique ne savait être que bénéfique, les animaux, les insectes pouvaient venir à son contact sans crainte. L'influence bénéfique de la déesse était à l’œuvre et contrait l'avidité de ces plantes tueuses d'homme. Le lendemain, aux aurores, cette épaisse végétation laissait toujours place aux marbres du sanctuaire, comme si de rien n'était, elles ne survivaient jamais longtemps hors de la présence de leur maître...

Il y a dix ans de cela, lorsque les lourdes portes d'Emain Ablach s'étaient rouvertes, Kann s'était fait un devoir de fuir ce lieu enchanteur, partant à la recherche de son propre Graal, son monstre mythique qui ferait enfin de lui l'un des mages les plus puissants et les plus respectés. Dans le monde des humains, on avait coutume de dire loin des yeux, loin du cœur. Rien n'était plus faux. Plus le mage s'éloignait des enfants de Dana, plus le temps passait, plus il pensait à elle. Et les années passant, il n'y avait plus qu'elle et sa présence obsédante de chaque instant, jusque dans ses rêves les plus intimes, même dans les bras des humaines. Ce qui avait fait tenir bon le Seelie dans ce monde dévasté par ses congénères, ce n'était pas Dana, ce n'était pas Emain Ablach, ni même Dagda, c'était la certitude de revoir le visage parfait de la déesse rousse, même l'espace d'un instant. Toute honte bue, Kann avait accepté cela avec résignation et philosophie, ainsi, il allait de l'avant. Ainsi, il avait trouvé et ramené le parchemin magique qui devait lui assurer le pouvoir de la manticore, monstre mythique qui ferait trembler non seulement les hommes, mais aussi les Fomoires s'ils s'avisaient de revenir. Comme tout ce qu'il entreprenait, manigançait serait un terme plus juste, le mage était revenu, laissant entendre que son périple de dix avait été un échec. Il s'était replongé dans l'étude, loin des intrigues propres aux Ollaths, puisant au cœur de la sagesse druidique, n'ayant toujours pas eu le courage d'invoquer son monstre en Avalon. Puis, il avait repris les bonnes vieilles habitudes, il était revenu vers cet endroit dont il ne pouvait se passer. Ce soir, il était tombé à genoux, devant le sanctuaire, en avait baisé les dalles de marbre, ses mains s'étaient crispées dessus, son front restait collé tout contre la roche froide, et plus que jamais, sa végétation monstrueuse avait entreprit de coloniser cet endroit béni, tout autour de lui...